La Liberté

Les «apprentis sorciers» de la planète

Les armes climatiques fantasmées durant la guerre froide serviront-elles contre le réchauffement?

Comment lutter contre le réchauffement climatique? © Valérie Regidor/climatecentral.org
Comment lutter contre le réchauffement climatique? © Valérie Regidor/climatecentral.org


Pascal Fleury

Publié le 24.02.2017

Temps de lecture estimé : 8 minutes

Géoingénierie »   Que faire si l’humanité n’arrive pas à limiter ses émissions de CO2? Que faire si le réchauffement de la planète s’emballe jusqu’à provoquer des événements météorologiques extrêmes, la fonte des pôles, une dramatique hausse des mers, avec des mouvements de migration de masse, des famines, des épidémies?

Il faudra peut-être se tourner vers la géoingénierie, répondent de plus en plus de scientifiques et hommes d’affaires sceptiques face aux chances de succès des accords de la Conférence de Paris en 2015, qui visent une limitation du réchauffement mondial de 1,5 à 2°C d’ici 2100. Autrement dit, il faudra manipuler le climat à grande échelle pour refroidir la Terre!

Armes de la guerre froide

La volonté de contrôler la nature n’est pas nouvelle. Depuis que l’homme a pris conscience de la puissance destructrice de la bombe atomique et de ses effets secondaires sur les conditions météorologiques et climatologiques, il rêve de maîtriser la pluie et le beau temps. Pendant la guerre froide, observe l’Australien Clive Hamilton1, «la compétition faisait rage non seulement pour la suprématie militaire et la conquête spatiale, mais aussi dans le domaine des programmes de modification de la météo».

«La possibilité d’utiliser le temps comme une arme pour déchaîner l’atmosphère contre l’ennemi ou perturber à grande échelle l’agriculture, ou encore pour rendre le ciel plus clément pour la force aérienne, suscitait l’intérêt des deux blocs, entraînant un financement massif des recherches météorologiques et spatiales», renchérissent les historiens Yannick Mahrane et Christophe Bonneuil2.

Les Etats-Unis effectuent des essais de modifications du climat sur leur territoire dès les années 1950, menant sans grand succès des expériences de pluies sur commande et de domptage de tornades. L’armée américaine n’obtient pas plus de résultats lors de l’opération Popeye, pendant la guerre du Vietnam. Entre 1967 et 1972, elle ensemence en vain les nuages à l’aide d’iodure d’argent dans l’espoir de prolonger les moussons et de rendre impraticables les pistes des Vietcong.

Les Soviétiques ne sont pas en reste. En 1961, des chercheurs, dont le climatologue Mikhaïl Boudyko, étudient l’idée de répandre de la suie sur la banquise de l’Arctique pour atténuer le pouvoir réfléchissant de la neige (l’albédo). But: que les particules noires absorbent la chaleur solaire, fassent fondre la glace et libérent ainsi des voies navigables.

Ces projets d’«apprentis sorciers» finissent par inquiéter la communauté scientifique et internationale. En 1976, l’Assemblée générale de l’ONU adopte la Convention sur l’interdiction d’utilisation des techniques de modification de l’environnement à des fins militaires (ENMOD).

Le réveil politique s’opère aussi au sein de l’Organisation météorologique mondiale. Il aboutit en 1987 au protocole de Montréal pour la protection de la couche d’ozone et, l’année suivante, à la création du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC). Dès 1995, même les services secrets ennemis vont se mettre à partager leurs données pour étudier les changements climatiques (lire ci-dessous).

La géoingénierie semble alors oubliée. Mais l’échec répété des négociations internationales sur le climat va pousser certains chercheurs à rouvrir la boîte de Pandore. A commencer par le météorologue et chimiste de l’atmosphère néerlandais Paul Crutzen, en 2006. «Frustré par l’inaction politique, le Prix Nobel franchit le Rubicon», souligne Clive Hamilton.

Brisant «le tabou sur la géoingéniérie», Paul Crutzen signe dans la revue Climatic Change un article envisageant ouvertement la possibilité d’injecter des particules de sulfate dans la stratosphère pour augmenter son effet miroir et réduire ainsi le réchauffement climatique en réfléchissant l’énergie du soleil. Le principe s’inspire des nuages de cendres volcaniques, capables de réduire la température sur Terre jusqu’à un demi-degré, comme lors de l’éruption du Pinatubo en 1991. Mais ces particules se dissipent après quelques années et posent le risque de pluies acides.

Réflecteurs dans l’espace

Depuis lors, plusieurs centaines de publications scientifiques ont été consacrées à l’ingéniérie climatique. L’Atelier de réflexion prospective RÉAGIR3, soutenu par le CNRS en France, répertorie une douzaine de techniques principales. Outre la capture et le stockage dans le sous-sol du CO2 présent dans l’air, qui fait déjà l’objet d’expériences industrielles, des solutions très audacieuses sont avancées: augmenter la capacité des océans à absorber du CO2 en fertilisant des «forêts de plancton» à l’aide de sulfate de fer ou en relâchant des chaux pour alcaliniser les mers, ou alors refléter l’énergie du soleil en injectant des sels marins dans les nuages ou en plaçant de gigantesques miroirs en orbite autour de la Terre.

Le GIEC, qui prône une réduction des gaz à effet de serre comme parade au réchauffement, voit d’un mauvais œil pareilles solutions techniques dont les coûts et les risques sont encore mal connus. La géoingénierie ne doit pas donner bonne conscience aux pollueurs mais rester un remède de dernier recours.

 

1 Clive Hamilton, Les apprentis sorciers 
du climat – Raisons et déraisons de la géoingénierie, Editions du Seuil, 2013.

2 Dominique Pestre (Dir), Yannick Mahrane et Christophe Bonneuil, Le gouvernement des technosciences, Ed. La Découverte, 2014.

3 Atelier RÉAGIR, Réflexion systémique sur 
les enjeux et méthodes de la géoingénierie de l’environnement, CNRS/Apesa/ANR, 2014.


 

Des espions au service de sa majesté la Terre

Les données satellitaires et terrestres récoltées par les services secrets américains et soviétiques durant la guerre froide ont été déclassifiées dès 1992 pour l’étude du climat.

«Vous ai-je dit que nous serons tous fusillés à la fin?» Réunissant pour la première fois en 1992, dans les locaux de la CIA, quelque 70 climatologues, océanographes, géophysiciens et autres ingénieurs écologues, la directrice du programme MEDEA, Linda Zall, ne manque pas d’humour. Cadre à la direction Science et Technologie de la CIA, elle peut enfin mettre à disposition des chercheurs, grâce à l’initiative du sénateur Al Gore, la richesse des données climatiques et environnementales récoltées durant la guerre froide par les satellites espions et les observations militaires terrestres, en particulier dans l’Arctique.

Ces archives vont être d’une importance énorme pour l’étude des changements climatiques. «Nous avions beaucoup d’images anciennes qui révélaient des changements concernant les forêts, les déserts, le littoral, les montagnes. C’était une véritable machine à remonter le temps», raconte Linda Zall dans le documentaire Espions pour la planète.

Pendant toute la présidence de Bill Clinton, les scientifiques vont pouvoir exploiter cette mine d’or déclassifiée, mais aussi, dès 1995, collaborer avec les Russes, qui acceptent d’échanger leurs archives. «MEDEA a soulevé, avec une quinzaine d’années d’avance, la question des changements climatiques. Cela a été la première alerte pour qu’on puisse s’y préparer», souligne l’océanographe Walter Munk, rappelant que si tous les glaciers du Groenland fondaient, le niveau global des mers monterait de 9 m. Le programme a été bloqué par George W. Bush en 2001, mais a repris sous Obama. Il s’est achevé en 2015. PFY

Voir aussi la fiche pédagogique Espions 
pour la planète sur www.alliancesud.ch

 

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